Si je veux être compris de tous, je dois employer le langage de tout le monde, et donc renoncer à ce qui, en moi, me fait différent de tout le monde. Tel est le sens de l’entreprise du français basique, langage de quelques centaines de mots, constitué par des recherches statistiques, et qui doit permettre très rapidement à n'importe quel étranger de se faire comprendre de n'importe quel Français. Le langage le plus commun représente un mot de passe universel. Aussi bien l'écrivain le plus hermétique renonce à ses raffinements de vocabulaire et de style lorsqu'il s'adresse à l'épicier du coin ou au contrôleur d'autobus. Lorsque Mallarmé inscrivait sur des enveloppes, en guise d'adresse, des quatrains précieux, il spéculait sur une particulière bonne volonté des employés des P. T. T. pour déchiffrer ses rébus poétiques. Mais si tous les usagers de la poste en avaient fait autant, il est probable que ce service public se serait trouvé très rapidement dans l'incapacité de fonctionner. A la limite, si j'use d'un langage entièrement personnel, fabriqué par moi de toutes pièces, - comme Panurge dans 3 des 14 langues qu'il emploie successivement lors de sa première rencontre avec Pantagruel, - il est clair que j'arriverai peut-être ainsi à énoncer des formules d'une originalité radicale, mais que personne ne me comprendra. Tel est le cas de certains malades mentaux dont les paroles, étrangères à la monnaie courante du langage, ne peuvent avoir de sens que pour celui qui les énonce. De même, le brahmane hindou, lorsqu'il prononce la syllabe mystique Om, en laquelle se résume pour lui la présence même de l'être, dit tout, mais ne dit rien.
Il semble donc que l'usage de la parole nous oblige à choisir entre deux formes opposées d'aliénation : ou bien, comme le fou ou le mystique, parler comme personne ; ou bien, comme l'adepte de la langue basique, parler comme tout le monde. Dans les deux cas, le sens même de la personnalité s'abolit. Plus je communique et moins je m'exprime, - plus je m'exprime et moins je communique. Il faut choisir entre l'incompréhensibilité et l'inauthenticité, - entre l'excommunication, ou le reniement de soi.

Georges GUSDORF
La Parole

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