Rome 1803-04

Malgré des jugements critiques parfois très vifs, Chateaubriand a proclamé sans cesse son amour pour l’Italie, pour ses peintres, pour ses poètes : Virgile, Dante, le Tasse. Sa carrière politique le conduisit à Rome, Naples, Vérone, Venise, Ferrare, Florence. Il a goûté au charme de ces villes ; pour lui, elles vivent, respirent comme les femmes qu’il a aimées, qu’il peint, à qui il se confie : sœur, amies, amantes, épouse, elles lui tressent des couronnes de louanges, elles l’aiment, elles l’idolâtrent même si elles lui en veulent de ses infidélités. Ces amoureuses qui firent l’agrément de sa vie sont nombreuses et il serait difficile de les évoquer toutes ce soir car François-René eut des succès si vibrants auprès des dames de son temps, celles dont il parle dans ses Mémoires ou celles qui parlent de lui dans les leurs qu’il nous faudrait la nuit pour en parler. Mais voir en lui un Don Juan comptabilisant ses conquêtes ou un Casanova pressé de raconter ses bonnes fortunes, ne tiendrait pas compte de sa personnalité.

Chateaubriand de Girodet (1807)Chateaubriand n’est ni un libertin cynique, ni un esprit fort doutant de l’existence de Dieu. Dans ses fameux Mémoires, dans sa correspondance, dans ses écrits, quels qu’ils soient, chaque femme, chaque rencontre amoureuse paraît enveloppée d’un voile pudique, d’une aura magique qui cache l’érotisme sous-jacent et la réalité vécue. C’est la prose lyrique et poétique qu’affectionnent la plupart des poètes romantiques qui le suivront. De plus n’oublions pas que Chateaubriand, élevé dans la foi religieuse par une mère très pieuse, fut un des chantres de la catholicité et qu’il doit sa notoriété à ce best-seller que fut Le Génie du Christianisme — ou les beautés de la religion chrétienne. Dans ses Mémoires, il nous raconte comment il retrouva la foi après une période de relative incroyance visible dans son premier ouvrage : "Essai sur les révolutions” marqué par les idées des Encyclopédistes. Pendant son exil, à Londres, il apprend la mort de sa mère survenue en 1798. Sa soeur Julie l’accuse de les avoir abandonnées. Ce fut un choc profond pour le jeune homme : ”J’ai pleuré et j’ai cru” écrit-il avec émotion. Toute sa vie il sera ce croyant aux idées simples, plus sensible à la beauté des formes poétiques de cette religion-mère, qu’intéressé par l’aspect théologique de ses dogmes ; ce qui lui vaudra d’ailleurs les critiques des cardinaux de la Curie romaine, juges condescendants de son apologie du Christianisme.

Je crois qu’il est nécessaire d’avoir cela à l’esprit quand on parle de la vie sentimentale de Chateaubriand. Sainte-Beuve dira de lui avec un beau sens de la formule qui le caractérise : ”c’était un épicurien qui avait l’imagination catholique”. Et Lamartine, sarcastique : “il est trop amant pour être pieux, trop pieux pour être amant ; un pied dans la sacristie, un autre dans le boudoir”

Perçu comme le chantre de la religion catholique ce qui le flatte et l’agace à la fois, il doit assumer la stature du grand chrétien forcément exemplaire. Dans Le Génie du Christianisme il a vanté la chasteté et chanté la sainteté du mariage chrétien or il a épousé une femme qu’il n’aime pas, qu’il fuit soigneusement au moins dans les premières années de son mariage et il entretient des relations amoureuses, certaines follement passionnées avec une ou plusieurs maîtresses, qu’il trompe les unes avec les autres, leur écrivant des lettres d’égale ardeur, parfois dans la même journée. Pauvre François-René pris au piège de sa création littéraire et de son tempérament fougueux !

Ce soir j’évoquerai quelques-unes de ces femmes qui ont compté pour Chateaubriand en lien avec l’Italie ; ces femmes, dont il parle dans ses mémoires pour les immortaliser.

Sylphide

Très jeune, il crée sa Sylphide, femme rêvée, faite des soupirs du vent, des écharpes de brumes qui courent sur la lande bretonne, autour de Combourg, dans sa Bretagne natale. Cette créature fascinante née de son imagination ressemble à sa soeur, Lucile ; elle est la femme idéale qu’il recherchera toujours auprès de ses belles amies, les “Madame” comme les appelait, ironique, son épouse Céleste. Avant d’évoquer Pauline de Beaumont, inséparable de son premier séjour en Italie, voyons les circonstances qui l’y ont amené.

 

Élisa Bonaparte

Après le succès de son apologie du Christianisme qui le pose comme le champion du renouveau catholique, Chateaubriand obtient de Napoléon, grâce aux prières de sa soeur Elisa Bacciochi, un poste à l’ambassade de Rome. Elisa Bonaparte, princesse de Lucques, grande duchesse de Toscane est la protectrice et la maîtresse de Louis de Fontanes, le meilleur ami de Chateaubriand. C’est elle qui invite le poète à dîner chez Lucien Bonaparte, le frère de Napoléon. Elle a lu Atala et convaincue du génie de l’auteur, elle le fait lire au 1er Consul. C’est grâce à son appui que Chateaubriand obtiendra sa radiation de la liste des émigrés, en 1801. C’est elle, encore, qui suggérera à l’écrivain de dédicacer la deuxième édition du Génie du Christianisme à Napoléon. Quand Chateaubriand, rendu furieux par l’exécution du duc d’Enghien, envoie sa lettre de démission à Tayllerand, elle apaise la colère de Napoléon envers le vicomte outragé.

Nous avons vu que l’empereur a signé avec le pape Pie VII le Concordat : la religion reprend ses droits, on rouvre les églises et la présence française s’installe au Vatican. Chateaubriand a tout fait pour obtenir ce poste. Vivre à l’ambassade de Rome, même si l’on est simple secrétaire de légation, c’est grisant et cela permet à notre jeune écrivain mal marié de partir loin de sa femme Céleste, avec laquelle du reste il ne vit pas. Mais Paris est encore trop près de Fougères où elle réside depuis leur mariage. Avant d’arriver à Rome, il traverse la Toscane qu’il croque d’un joli coup de plume : ”c’est un jardin anglais au milieu duquel il y a un Temple, Florence” ; il descend vers la cité des papes et s’écrie : ”moi, barbare des Gaules, je viens parmi les ruines de Rome étudier ces épitaphes”.

Nous sommes à Rome en 1803. Le voilà en poste au palazzo Lancelotti niché dans une espèce de galetas peu accueillant où, dit-il, les puces le prennent d’assaut et noircissent son beau pantalon blanc. Après l’euphorie des premiers jours, il se plaint ; le charme romain n’opère plus. C’est qu’il provoque la mauvaise humeur de son supérieur, le cardinal Fesch, l’oncle de Napoléon qui le verra du plus mauvais œil. En effet, le brillant écrivain s’est montré maladroit et provocateur en rendant visite au roi de Sardaigne détrôné.

Dans sa correspondance avec Louis de Fontanes, il se plaint de la morgue du cardinal qui refuse de lui donner des tâches intéressantes où il pourrait briller en société au lieu de quoi il doit se contenter de remplir des passeports. Fontanes lui répond : ”La franchise d’un ancien gentilhomme breton ne vaut rien au Vatican.” Bien sûr, le pape l’a reçu avec une attention particulière, un exemplaire du Génie, auprès de lui. Il l’a félicité d’avoir écrit un livre si beau et si utile à la religion catholique. Alors pourquoi ces tracasseries ? Vexé, René demande à son amie Pauline de Beaumont d’intervenir auprès de Joubert et de Fontanes pour que cessent ces vilains bruits qui courent sur lui à Paris, propagés par le Cardinal. Pauline est déjà dans sa vie depuis trois ans.

 

Chateaubriand et l’Italie - Portraits de femmes : Rome
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