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La République qui sest livrée sans combattre à Bonaparte nattire pas lestime de vicomte. LÉtat vénitien créé par les Français, fut supprimé en 1797, au profit de lempire dAutriche. En 1806, son gouvernement militaire pèse sur la ville meurtrie. Chateaubriand ressent pour elle plus de mépris que de pitié. Que note-il dans son Itinéraire ? J'arrivai à Venise le 23 ; j'examinai pendant cinq jours les restes de sa grandeur passée : on me montra quelques bons tableaux du Tintoret, de Paul Véronèse et de son frère, du Bassan et du Titien. Je cherchai dans une église déserte le tombeau de ce dernier peintre, et j'eus quelque peine à le trouver. ( ) Je quittai Venise le 28, et je m'embarquai à dix heures du soir pour me rendre en terre ferme. ( ) À mesure que la barque s'éloignait, je voyais s'enfoncer sous l'horizon les lumières de Venise Ton neutre et sans couleur, comme on le voit. Sa correspondance est heureusement plus expansive et nous montre le vicomte oppressé, mal à laise dans la ville ; cela nous vaut une vision négative de la Sérénissime. Il naime pas Cette Byzance aquatique chamarrée de dorures et bosselée de dômes. ( ) on ne peut faire un pas sans être obligé de sembarquer et lon est réduit à tourner dans détroits passages plus semblables à des corridors quà des rues. Son âme de marin breton se sent prisonnière de la Venise urbaine, labyrinthe immobile qui létouffe. Il fait aussi quelques plates remarques sur lesthétique de la ville et se montre ignorant en architecture ; comme un vrai Béotien, sans complexe, il écrit : larchitecture de Venise presque toute de Palladio est trop capricieuse et tourmentée. Ce sont presque toujours deux ou trois mêmes palais bâtis les un sur les autres. Des remarques de mauvaise humeur qui prêtent à rire par leur manque dobjectivité : où sont les Codussi, Longhena, Sansovino, les grands architectes de la ville ? Il ne les connaît pas. |
Il étouffe à Venise à létroit dans les ruelles, agité, en mal de haute mer, de grands espaces, le cur ailleurs. Le seul intérêt quil trouve à Venise, cest lhommage qui lui est rendu dans la société de la ville, à lui lauteur célèbre du Génie du christianisme. Les autorités de Venise, nommées par Napoléon connaissent la réputation de lhomme de lettres et le félicitent, ce qui flatte son ego toujours inquiet. À part cette satisfaction damour propre, il trouve aussi du charme au spectacle de la lagune qui éveille sa sensibilité. Cest un territoire maritime quil aime et reconnaît : Salut, ô mer, mon berceau et mon image.
Mis à part ces rares bouffées de plaisir, Chateaubriand sennuie à Venise en juillet 1806. Dautant plus que sa femme Céleste laccompagne et que sa compagnie lui pèse. Il ne pense quà Nathalie de Noailles, mais cest Céleste qui est là. On peut imaginer ce quaurait été cette semaine à Venise sil avait eu, à ses côtés, la belle Nathalie. Sans doute quelques pages inspirées. Céleste quil appelle ma veuve, mais qui est bien vivante, a tenu à être du voyage. Elle aime son époux, le chérit, même si le sens critique ne fait jamais défaut à cette femme intelligente et fine. Elle aide Chateaubriand, prend note de ses visites, écrit son propre Journal dans lequel puisera son illustre mari pour écrire ses Mémoires. Celui-ci, dailleurs, estime fort la finesse desprit de sa femme, mais enfin il aurait préféré être seul à Venise, tout rempli de lobjet de ses rêves. |
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Il a tout fait pour dissuader Céleste daccomplir ce voyage avec lui. Elle voulait même laccompagner jusquen Terre Sainte sa ferveur religieuse la portait vers Jérusalem et son mari a dû imaginer tout un scénario-catastrophe pour lui faire peur et linciter à rebrousser chemin. Elle exige pourtant de laccompagner à Venise. Alors pour lui montrer les dangers dun tel voyage, Chateaubriand séquipe, armé jusquaux dents ; il emmène des barils de poudre et ne cesse de gémir sur les risques de laventure à laquelle il ne veut pas soumettre la précieuse personne de sa femme qui finalement se laissera persuader. Le cur brisé, elle consent à le voir partir seul. Soulagé, Chateaubriand la confie à son ami Joubert, il lui écrit : Dans un mois au plus tard Minette, sera de retour dans ses foyers. Vous lamenerez avec vous à Villeneuve et vous lui ferez boire du lait en attendant. On peut admirer au passage lhumour délicieux du Chat, René qui savait si bien au dire de ses amis enchanter ses proches par ses réparties, sa vivacité desprit, son côté bon enfant, inattendu chez cet écrivain que lon voit plutôt drapé dans le style noble. En attendant, le ménage se traîne dans la ville. Ni elle, ni lui, naiment la Cité des Doges. Céleste se plaint de cette ville inhospitalière mais conserve son humour, comme on le voit dans son journal : Aujourdhui je suis accablée du départ de monsieur de Chateaubriand et frappée du sirocco; Ce vent vous coupe bras et jambes. Quand il souffle, un Italien ne peut vous dire autre chose que : Sirocco, Sirocco, et vous lui répondez, Sirocco, Sirocco. Avec ce mot, pendant lété à Venise, vous savez autant ditalien quil en faut pour une plus longue conversation. Elle écrit, avec drôlerie, à Joubert, leur ami commun : On voit de tout à Venise, excepté de la terre. Il y en a cependant un petit coin quon appelle la place Saint Marc et cest là que les habitants vont se sécher le soir. Au reste, je me réserve de vous parler de lItalie quand je serai à Villeneuve, parce que vous savez verba volant, cest du latin, je laisse au grand peintre qui est avec moi le reste du proverbe. |
Je reprends la citation latine verba volant, scripta manent : les paroles senvolent, mais les écrits restent. À elle la modeste Céleste, la parole éphémère, à son illustre époux, lécriture immortelle.
Ainsi, vous lavez entendu, le premier séjour vénitien de lauteur prend la figure de lennui. Chateaubriand na pas vu la ville, il la traversée en somnambule, en homme pressé, tendu vers un ailleurs qui lui promet des plaisirs absents de la Sérénissime.
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1806, 1er séjour à Venise Avec Céleste |
"Présentation du 2e séjour" ![]() |