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Avec Pagello, George va mener la vraie vie vénitienne. Pagello à Venise, c’est un poisson dans l’eau. À l’aise, il frétille comme une pagelle, encore plus content depuis que frétille près de lui, la sua sardella, sa sardine vive et menue, George Sand, la donna francese qu’il affuble de ce prénom comique. Elle partage son bocal, ou plutôt son logis, Ca Mezzani, Corte Minelli dans le cœur de la ville. Elle aménage l’appartement avec une habileté qu’admire Pietro. “Quand elle n’écrivait pas, elle s’occupait volontiers des travaux ménagers pour lesquels elle manifestait un goût et une adresse remarquable. Elle voulut décorer elle-même toute une pièce de son appartement : rideaux, chaises, sofa. Je ne sais ce qu’elle aurait réussi à faire de sa main. Sobria, economa, laboriosa, era prodiga per gli altri :… elle se montrait prodigue pour les autres.

George Sand, cette écrivaine sulfureuse, cette mangeuse d’hommes, était une parfaite maîtresse de maison, une hôtesse généreuse et par dessus tout une mère dévouée à ses enfants : surtout à son fils Maurice, l’amour constant de sa vie.

George toujours à court d’argent, vante la vie à Venise, à petits prix, à peu de frais. : ”La mer et la lagune regorgent de poissons et de gibier. La franchise du port apporte à bas prix les denrées étrangères. Les vins les plus exquis de l’archipel coûtent moins cher à Venise. Les oranges arrivent de Palerme à profusion.“ Venise stimule la créativité de la romancière : "J’aimais cette ville pour elle-même et c’est la seule au monde que je puisse aimer ainsi, car une ville m’a toujours fait l’effet d’une prison que je supporte à cause de mes compagnons de captivité.”

La deuxième Lettre d’un voyageur témoigne de l’émerveillement de George qui décrit la beauté de Venise au printemps : ”Tous les balcons se couvrent de vases de fleurs, et les fleurs de Venise, nées dans une glaise tiède, écloses dans un air humide, ont une fraîcheur, une richesse de tissu et une langueur d’attitudes qui les font ressembler aux femmes de ce climat, dont la beauté est éclatante et éphémère comme la leur."

A Venise, après les promenades, les visites aux amis de Pagello, bien installée dans ses pénates, elle noircit du papier. Elle renseigne Musset, brossant d’une plume légère sa vie quotidienne : "Je fume des pipes de 40 toises de longueur et je prends pour 25000 francs de café par jour ; je vis à peu près seule.“ Elle lui parle de Pagello comme d’un bon ami dévoué : "Je passe avec lui les plus doux moments de ma journée à parler de toi. Il est si sensible, si bon cet homme, il comprend si bien ma tristesse, il la respecte si religieusement ! Il n’est jamais importun…

La machine à euphémiser est en marche. Ces épîtres sont pour la romancière une bonne occasion de dire au monde que tous deux restent amis. Sa réputation de mère et de femme est en jeu. Elle ne veut pas être mal jugée quand viendra l’heure du procès avec son mari. Ses lettres à Alfred visent toutes à lui manifester sollicitude, tendresse… Mais ce sont les véritables sentiments qu’elle éprouve pour lui et qui prendront d’autant plus de force que son goût amoureux pour Pagello diminuera. “Pagello est très occupé de ces malades dans ces moments-ci et son ancienne maîtresse qui s’est repris pour lui d’une passion féroce depuis qu’elle le croit infidèle, le rend véritablement malheureux.“ Comment la malheureuse Arpalice Manin, puisqu’il s’agit d’elle, ne serait-elle pas jalouse elle aussi car elle sait bien, tout le monde le lui montre et le lui dit, que Pietro est infidèle et ne vit que pour la donna francese à qui elle arracherait volontiers les yeux ! George en fait un plaisant récit à Musset : "L’autre jour j’ai entendu un vacarme épouvantable dans sa chambre. J’ai cru qu’il faisait une opération à 30 chats réunis, mais la porte s’est ouverte et j’ai entendu le docteur s’écrier, Carogna io ti ammazzo ! Sans moi il la tuait en effet. Elle ne m’en déteste qu’un peu plus…" ajoute-t-elle.

George espère que Musset rira de ces scènes de vaudeville qui font quelque bruit à Venise où elle se fait remarquer. Son œuvre romanesque est alors peu connue en Italie mais bientôt sa renommée grandit. C’est l’excentricité de sa vie qui la rend célèbre. En ce mois d’avril 1833, elle est assaillie par un flot d’admirateurs “J’ai une espèce de siège à soutenir contre tous les curieux qui s’attroupent autour de ma cellule. Je ne sais quelles chipies ont lu mes romans et ont découvert que je suis à Venise. Elles veulent me voir et m’inviter à leurs conversazioni. Je ne veux pas en entendre parler. Je m’enferme dans ma chambre et, comme une divinité dans son nuage, je m’enveloppe de la fumée de ma pipe.

Reconnue comme romancière, elle prévient Musset qu’à Venise, on parle de traduire leurs œuvres. Cette correspondance assidue avec Alfred la rapproche de plus en plus de son “Bel ange blond“ de qui elle reçoit des lettres enflammées : "Souviens toi qu’il y a dans un coin du monde, un être dont tu es le premier et le dernier amour." Vraiment son tranquille bonheur avec Pietro commence à lui sembler fade Elle veut souffrir pour quelqu’un. C’est son complexe maternel. Le bon Pagello ne comprend rien à la femme écrivain. “Le brave Pagello n’a pas lu Lelia et je crois bien qu’il n’y comprendrait goutte. Il me traite comme une femme de 20 ans et il me couronne d’étoiles comme une vierge. Pour la première fois j’aime sans passion.“ On peut deviner derrière ces remarques désabusées que les embrasements célestes que lui procurait Pietro, sont en voie d’extinction. Il lui tarde de retrouver Musset et ses enfants mais le charme de Venise est loin d’être épuisé, il ne le sera jamais. Écoutons-la : "Qui m’eût prédit que cette Venise, où je croyais passer en voyageur, (…) allait s’emparer de moi, de mon être, de mes passions, de mon présent, de mon avenir…

Elle attend de Buloz, son éditeur, l’argent nécessaire pour le voyage du retour, argent qui ne vient pas.

Pendant que Pagello travaille à l’hôpital, George les églises. Elle admire passionnément les mosaïques de la basilique San Marco. Elle apprécie tant la qualité de l’ouvrage qu’elle se met en tête de se documenter sur les artisans qui ont réalisé pareil chef-d'œuvre, et passe des heures à la bibliothèque Marciana. Pagello lui fait rencontrer des mosaïstes. Plus tard, à Nohant, elle écrira l’histoire des Zuccati et des Bianchi, merveilleux artistes qu’elle fait revivre dans son roman Les maîtres mosaïstes. Ce roman publié en 1837, tient compte aussi de la personnalité d’un graveur italien, Luigi Calamatta. Installé à Paris et devenu l’un de ses amis, il fera de George et des siens de nombreux portraits. Mieux que cela, la fille de Luigi, Lina Calamatta épousera son fils Maurice pour le plus grand bonheur de George Sand. Lina sera pour elle une belle fille parfaite, une présence de l’Italie à ses côtés.

Pagello l’entraîne souvent à travers Venise. Ils se rendent sur la Piazzetta, à l’ombre du lion ailé protecteur de la ville. Pauvres et riches s’y côtoient. Les conversations sont animées. George s’exprime avec facilité dans la langue italienne. Elle se plaît dans cette ambiance colorée, bruyante, bon enfant : “Ce qui faisait, pour mon goût, le charme principal de Venise, et ce que je n’ai retrouvé nulle part ailleurs, ce sont les mœurs de l’égalité… Tous ces piétons et toutes ces barques font des têtes dont l’une ne dépasse pas l’autre, où tous les yeux se rencontrent, où toutes les bouches se parlent et cet échange de paresse et d’enjouement qui fait le fond de la vie, devient une sympathie frémissante et communicative devant l’insolence cruelle de l’étranger." L’occupant autrichien détesté qui pèse sur la ville.

Le temps approche où elle regagnera Paris puis Nohant. Pagello tiendra à l’accompagner, fidèle chevalier servant jusqu'au bout de cet amour qui s’éteint sans heurt et sans bruit. Il sent bien que la donna francese, la sua sardella, s’est déprise de lui, il a compris que Musset avait repris l’avantage. Mais il n’éprouve aucun ressentiment et le 15 juin, il écrit lui-même au poète, pour l’inciter à prendre soin de sa santé. Il termine sa lettre en disant : “Adieu mon bon Alfred, aimez-moi comme je vous aime. Votre véritable ami, Pietro Pagello.“ George s’imprègne de la beauté unique de Venise qu’elle va quitter. Elle se souviendra de ses couchers de soleil : “Le soleil était descendu derrière les monts Vicentins. De grandes nuées violettes traversaient le ciel au-dessus de Venise. La tour de Saint-Marc, les coupoles de Sainte-Marie, et cette pépinière de flèches et de minarets qui s'élèvent de tous les points de la ville se dessinaient en aiguilles noires sur le ton étincelant de l'horizon. Le ciel arrivait, par une admirable dégradation de nuances, du rouge cerise au bleu de smalt ; et l'eau, calme et limpide comme une glace, recevait exactement le reflet de cette immense irisation. Au-dessous de la ville elle avait l'air d'un grand miroir de cuivre rouge. Jamais je n'avais vu Venise si belle et si féerique.

Le 24 juillet 1834 George Sand et le docteur Pagello quittent Venise. La romancière y séjournait depuis le premier janvier. Elle n’y reviendra jamais à son grand regret, mais elle ne cessera de louer les délices des nuits vénitiennes : “La lagune est si calme dans les beaux soirs que les étoiles n'y tremblent pas. (…) et que l'eau et le ciel ne font plus qu'un voile d'azur, où la rêverie se perd et s'endort. (…) Ici la nature (…) impose peut-être un peu trop de silence à l'esprit. Elle endort la pensée, agite le cœur et domine les sens. Il ne faut guère songer, à moins d'être un homme de génie, à écrire des poèmes durant ces nuits voluptueuses : il faut aimer ou dormir.

George Sand et l’Italie : 10. La vie vénitienne de George et de Pagello