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Il était 10 heures du soir… lorsque le misérable legno qui nous cahotait depuis le matin sur la route sèche et glacée, s’arrêta à Mestre… Je ne vis rien, ni la grève, ni l’onde, ni la barque… C’était une nuit sombre et froide. Nous gagnâmes le rivage dans l’obscurité. Nous descendîmes à tâtons dans une gondole. Le chargement de nos paquets fut long. Nous n’entendions pas un mot de vénitien. La fièvre me jetait dans une apathie profonde… . J’avais le frisson… Cette gondole noire, étroite, basse, fermée de partout, ressemblait à un cercueil…" Malgré cette impression pénible, lourde de pressentiments, l’arrivée par le canal de la Giudecca est féerique.

Quel spectacle magnifique s’offrait à nous à travers ce cadre étroit ! Nous descendions légèrement le superbe canal de la Giudecca ; le temps s’était éclairci, les lumières de la ville brillaient au loin sur ces vastes quais (…) Devant nous, la lune mate et rouge, découpant sous son disque énorme des sculptures élégantes et des masses splendides. Peu à peu elle blanchit, se contracta et, montant sur l’horizon au milieu des nuages lourds et bizarres, elle commença d’éclairer les trésors d’architecture variée qui font de la place Saint Marc, un site unique dans l’univers."

Près de George, Musset regarde la ville de ses rêves, la magique cité rouge, assoupie telle qu’il l’a évoquée dans l’un de ses contes. En voici quelques rimes :

“Dans Venise la rouge
Pas un bateau qui bouge
Pas un pêcheur dans l’eau
Pas un falot.
Seul assis sur la grève
Le grand Lion soulève
Sur l’horizon serein
Son pied d’airain… “

Venise, la glorieuse Sérénissime n’est plus que l’ombre d’elle-même en ces noires années d’occupation autrichienne.

“Toits superbes, froids monuments
Linceul d’or sur des ossements

C’est encore, Musset le poète qui signe l’épitaphe de la ville. Comme sur un tombeau qui aurait pu être le sien, puisqu’il frôlera la mort à Venise. En le paraphrasant, nous dirions "Linceul d’or sur les tristes amants".

Les voyageurs descendent au Danieli, l‘Albergo reale, l’hôtel privilégié des étrangers avec le Gritti et l’Hôtel de l’Europe. C’est un établissement luxueux dont le prix excédera bientôt les moyens de George Sand qui connaîtra d’autres demeures plus modestes dans le cœur de la ville.

Musset ne supporte pas la maladie de sa compagne, son mutisme, sa langueur morbide. Il n’a aucune propension à jouer les infirmiers consolateurs. George note, triste et désabusée : ”Étais-je à toi à Venise ? Dès les premiers jours quand tu m’as vue malade, n’as-tu pas pris l’humeur en disant que c’était bien triste et bien ennuyeux une femme malade ? Et n’est-ce pas du premier jour que date notre rupture ?

George, souffrante, exténuée n’a aucun goût pour la fête à Venise. Or Alfred veut s’amuser, s’enivrer, voir des filles. Sa maîtresse alitée lui pèse. Il sort, va au théâtre de la Fenice, suit les masques de Carnaval qui l’attirent le long des canaux.
George, dès qu’elle se sent mieux veut écrire, travailler au roman qu’elle a promis à Buloz pour le mois de juin, promesse qu’elle tiendra. Écrire, vendre sa prose c’est son gagne-pain. Elle a voulu son indépendance, une vie de femme libre, sans contrainte maritale. Elle est prête à en payer le prix. Comme tant d’autres de ses confrères, elle doit noircir du papier, tirer à la ligne et remettre son travail à son éditeur, en l’occurrence Buloz maître de son sort. Elle a 30 ans, c’est une femme de tête. La passion amoureuse n’en fait pas une écervelée inconsciente. Le Danieli coûte cher, les frasques de Musset aussi. Elle a deux enfants qu’elle aime et qui lui manquent. Elle écrira bientôt : “Tout m’eût attaché à Venise si mes enfants eussent été avec moi et j’y rêvais souvent d’acheter un jour un de ces vieux palais déserts que l’on vendait pour 10 ou 12 mille francs, pour revenir avec eux me fixer dans un coin habitable et vivre de travail et de poésie dans des ruines splendides ?

Les premiers jours, malgré les malaises persistants de George, ils sacrifient aux rites touristiques, visitent le musée de l’Academia, la Salute. Lelia et Stenio vont sur les traces de Byron, mort 10 ans plus tôt. Byron, l’amoureux de Venise, la ville fée qu’il a chanté dans son poème Childe Harold. Ils l’imaginent dans sa demeure, le palazzo Mocenigo. Ils le voient couché sur son cheval, galopant, soulevant les sables du Lido. Quatre mois auparavant ils auraient pu y croiser Chateaubriand en quête d’inspiration, sensible à l’air marin qui baigne le rivage.

Toute autre est la vision des nouveaux visiteurs. La romancière frissonne encore, au souvenir du Lido vénitien qu’elle évoque dans sa correspondance : “Le Lido tant vanté à Venise a des sables d’une affreuse nudité, peuplé d’énormes lézards qui sortent par milliers, sous vos pieds et semblent vous poursuivre de leur nombre toujours croissant, comme dans un mauvais rêve.“ Alfred, lui, déteste.

“L’affreux Lido
Où vient sur l’herbe d’un tombeau
Mourir la pâle Adriatique.”

À Venise, cet amant-enfant lui échappe et court les vénitiennes. Le Casanova français s’enivre auprès des chanteuses de la Fenice, pendant que George, se voit réduite au rôle de trouble-fête. Les deux voyageurs n’ont plus grand chose à échanger. La romancière se souvient : "Un certain soir que je n’oublierai jamais, dans le casino Danieli (elle fait parler Musset) — George, je m’étais trompé, je t’en demande pardon mais je ne t’aime pas — Après quoi la porte de nos chambres fut fermée entre nous et nous avons essayé de reprendre notre vie de bons camarades. Mais cela n’était plus possible. Tu t’ennuyais, je ne sais ce que tu devenais le soir, et un jour tu me dis que tu craignais d’avoir une mauvaise maladie. (…) Si je n’eusse été malade, si on n’eût dû me soigner dès le lendemain, je serais partie."

Ce témoignage, écrit quelques années plus tard, dans Elle et Lui, leur histoire amoureuse revue et corrigée par George Sand, montre à l’évidence le souci de la romancière cherchant à se justifier à ses propres yeux et à ceux de ses lecteurs. Musset, en quelque sorte amant indigne, blesse, dédaigne, trompe sa maîtresse, la laissant libre de nouer d’autres liens amoureux, libre de rencontrer l’autre homme, celui qui va surgir au milieu du duo discordant. Pietro Pagello, le docteur de Venise viendra jouer sa partition dans le trio ainsi créé. Nous verrons que les vrais amants de Venise sont George Sand et Pietro Pagello, ce qui n’empêche qu’Elle et Lui en mettant en scène, en écrivant les étapes de leur passion, ont fabriqué, pour la postérité, le mythe du couple romantique exalté, déchiré, créé pour faire rêver des générations de lecteurs.

Quand George sera guérie, debout, c’est lui, le capricieux poète qui tombera, couché sur un lit de douleur en proie à la fièvre et au délire.

George Sand et l’Italie : 5. Arrivée à Venise