Stendhal

(1783-1842)

Un amoureux de l’Italie


Retour à Milan

Angela Pietragrua
Sa situation matérielle devenue difficile, il décide alors de vivre en Italie, bien moins coûteuse que la France de la Restauration. Il retourne à Milan, cette ville aimable, celle de ses amours. Ce dilettante vivra sept ans dans la péninsule, sept ans de vie passionnée pour cet amateur des Beaux-Arts, de la musique, des paysages et des villes italiennes. Il court vers Angela le 10 août 1814. Mais son rêve se brise. Angela n’a que faire d’un amant désormais sans ressources, sans avenir et qui, bien qu’aristocrate dans toutes ses fibres, prône des idées libérales suspectes aux autorités, les Autrichiens, nouveaux puissants qui règnent en Lombardie. Mme Pietragrua craint de s’afficher avec un ex-fonctionnaire impérial. Froide, embarrassée, elle lui conseille, alors, de voyager. Il s’entend dire aimablement : “Qu’un vainqueur de Moscou ne craignait pas le froid et qu’il pouvait faire un tour à Grenoble !” Douché, il obéit encore et toujours “Mad in love“ pour Simonetta alias Angela. Il part mais s’arrête à Turin. L’Italie le retient, toujours au cœur de l’amant, cette fois blessé. Sa liaison avec Angela se traîne, jusqu’en 1815 exactement. Dans son Journal, il note sèchement : ”Coûte 4000 f par mois, coûte 4000 F de plus qu’une danseuse ordinaire à 200 F par mois.” Puis il apprend que la belle volage le trompe ouvertement. C’est la rupture. ”La Sibylle sublime“ est devenue “La catin sublime à la Lucrèce Borgia.” Que faire dans une pareille situation ? Henri songe au suicide, “à finir comme un jocrisse, par un coup de pistolet,” écrit-il sobrement.

Heureusement, le beyliste sait faire face à l’effondrement de ses rêves. Selon sa méthode, il fixe son esprit sur un autre objet d’intérêt ou cherche des parades. Contre les peines de cœur, il préconise drôlement : “remède souverain, contre l’amour, manger des pois.” Bien mieux que cela, il voyage à travers l’Italie. Chaque ville renferme des trésors artistiques, des merveilles qui ne déçoivent pas. L’esthète, déjà formé à la connaissance des Arts, observe et écrit. Il cogite les Mémoires d’un touriste. Avant lui, l’Italie a connu des hôtes illustres qui ont raconté leur voyage : de Montesquieu à ses contemporains Chateaubriand, Goethe, Byron, Madame de Staël, la liste est longue. Au XIXème siècle, l’étape en Italie est le tour obligé de tout artiste ou jeune homme de bonne famille. Mais c’est Stendhal qui crée en quelque sorte le touriste moderne, le visiteur qui note ses impressions au gré de ses humeurs. En 1817, paraissent ses considérations touristiques, intitulées “Rome, Naples et Florence“, sous la signature de M de Stendhal, officier de cavalerie. Pour la première fois, il signe du pseudonyme qui l’immortalisera. Curieusement, lui qui n’est guère attiré par l’Allemagne, dont il dénigre la musique, il choisit le nom d’une petite bourgade germanique où naquit Winckelmann, savant archéologue, intention ironique probablement.

Le Jugement dernier
de Michel-Ange
La même année 1817, paraît aussi : l’”Histoire de la peinture en Italie”. Dans ce livre, largement plagié, il développe des idées personnelles : il prétend par exemple, qu’il existe autant de types de beautés que l’on peut dénombrer de races, de gouvernements et de climats. Il pense que le pays, la terre, la lumière, la langue forment l’artiste imprégné de tous ces éléments qui se fondent intimement à sa propre nature. Ainsi, les peintres italiens qu’il aime ont-ils pour lui, le caractère de leur race et portent l’histoire de leur temps. En cela, il est original car il prend le contre-pied des idées en vigueur à son époque, notamment celles de Winckelmann, le théoricien, qui s’appuient sur la théorie d’un Beau idéal, fixe, intemporel. Le peintre français Delacroix appréciait fort sa description du Jugement dernier de Michel-Ange qu’il qualifiait de “Morceau de génie”. Stendhal aime rapprocher Dante de Michel-Ange, ces deux grands hommes que plus de deux siècles séparent (Dante mourut en 1321 et Michel-Ange est mort en 1564) : “Comme le Dante, Michel-Ange ne fait pas plaisir, il intimide, il accable l’imagination sous le poids du malheur. (…) Chez Michel-Ange, comme devant le Dante, l’âme est glacée par un excès de sérieux.” Stendhal commente le Jugement dernier et le divise en onze groupes. “Au milieu du 11ème, Jésus-Christ n’a point la beauté sublime d’un Dieu, (…). C’est un homme haineux qui a le plaisir de condamner ses ennemis. Le 7ème groupe suffirait seul pour graver à jamais le souvenir de Michel-Ange dans la mémoire du spectateur qui sait voir. Jamais il ne fut de spectacle plus horrible… Ce sont les malheureux condamnés, entraînés au supplice par les démons. (…) Le seul sentiment que la Divinité puisse inspirer aux faibles mortels, c’est la terreur ; et Michel-Ange semble né pour inspirer cet effroi dans les âmes, par le marbre et les couleurs. Quand les voûtes de la Chapelle Sixtine seront visibles à vos yeux, vous comprendrez combien il entre de vraie logique dans le talent de Michel-Ange, et combien, par conséquent, son mérite doit être durable ; il survivra même au souvenir du Catholicisme.” Jugement clairvoyant, pleinement justifié aujourd’hui.

La Chapelle Sixtine
Cette admiration pour l’œuvre de l’artiste qu’il contemple, fasciné, sur les murs de la chapelle vaticane, est parfois troublée par le chant des interprètes de musique sacrée. Prodigieusement agacé par ces voix qui transportent certains au septième ciel, il note et l’on croit entendre son accent irrité : ”Je sors de la Chapelle Sixtine ; j’ai entendu les fameux castrats. Non, jamais charivari ne fut plus dégoûtant. C’est le bruit le plus offensant que j’aie entendu depuis 10 ans. Des deux heures qu’a duré la messe, j’en ai passé une heure et demie à m’étonner, à me tâter, à sentir (…) le ridicule de ces chapons sacrés qui chantaient cachés dans une cage.” L’amateur d’opéras bouffes ne pouvait trouver son compte à l’écoute de ces voix angéliques ! L’extase qu’elles provoquaient chez nombre de ses contemporains, il l’éprouvait lui, devant certains tableaux de peinture italienne.

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