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Mathilde Demboski
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Cest donc à Milan, le 4 mars 1818, quil fait une rencontre qui le marquera pour toujours. Il est présenté, ce jour-là, à Mathilde Demboski. Il note aussitôt : Je reçus un coup sensible dans le plus profond de mon cur. Née Viscontini, Mme Demboski est une milanaise de 28 ans qui vit séparée de son mari, ancien général napoléonien. Cest une femme de caractère, hautaine, portée à la tristesse. Elle deviendra pour lui linaccessible Métilde, comme il lappelle, dont limage hantera toute son uvre romanesque. Il la décrit : Elle avait de grands yeux mélancoliques et tendres ; le plus beau front et les plus beaux cheveux châtain foncé. On ne pouvait oublier cette tête sublime lorsquon lavait vue une fois. Tout cela dit assez platement, comme vous pouvez lentendre, avec force superlatifs impuissants à traduire limpression éprouvée. On ne peut noter, dit-il, la rêverie de lamour.
Il chérissait le visage de Métilde, sa ressemblance avec la Salomé du peintre Luini, tableau longtemps attribué à Léonard de Vinci. Ci-dessous la belle Salomé recevant la tête décapitée du prophète Jean-Baptiste. On ne peut sempêcher d'évoquer à Mathilde de la Mole, la fantasque héroïne du Rouge et le noir baisant au front la tête guillotinée de son amant Julien Sorel, comme le raconte Stendhal à la fin de son roman. Ce visage troublant lobsède. Il cristallise de nouveau et sengage dans cette passion, tantôt muet, tantôt intarissable. Métilde semble effrayée de cette passion subite et prend vite ses distances. Alors elle devient la Dame inexorable qui contraint son chevalier à lamour de loin et lui inflige des épreuves. Mais il aime souffrir !
Il sait bien que lart et lamour appartiennent aux âmes sensibles. Stendhal a toujours voulu croire que Métilde laimait mais il semblerait quelle nait jamais répondu à sa passion. Trop de choses les éloignent. Dune part, cest une femme séparée de son mari, soucieuse de sa réputation. Cest aussi une militante politique clandestine, dont Stendhal admire la force dâme. Elle lutte aux côtés des Carbonari contre lAutriche. Dautre part, Stendhal arrive, précédé dune réputation de libertin et de cynique. Toujours masqué sous un pseudonyme. Métilde craint son zèle amoureux et ses indiscrétions. Bien quelle ait exigé des visites espacées, il se présente sans cesse à sa porte. Un jour, il imagine de la suivre incognito à Volterra, petite ville étrusque de Toscane où les fils de Métilde sont en pension. Il se déguise, enfin change dhabit et arbore des lunettes vertes du plus mauvais effet, sorte de signal lumineux qui attire lattention. Il arrive à Volterra, se heurte à la Dame qui le reconnaît, horrifiée. Persuadée quil a voulu la compromettre, elle lui donne lordre de napparaître avant quinze jours. Il comprend que pour lui la partie est perdue et quil doit renoncer à cet amour dont il a comparé la naissance : Au commencement dune phrase musicale. Il est congédié en quelque sorte, empêché de voir la Dame de ses pensées.

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Salomé, de Luini au musée du Prado
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En 1821, désespéré, il fait ses adieux : à la petite tête la plus altière de Milan. Cette année là cette femme de tête saura résister aux policiers qui traquent les carbonari ; ces mêmes policiers qui envoient au Spielberg le patriote Silvio Pellico, lauteur de Mes prisons. Mme Demboski mourut quatre ans plus tard : cette âme angélique cachée dans un si beau corps a quitté la vie en 1825. soupire Stendhal. Elle devint pour moi, comme un fantôme tendre profondément triste.
Cest pour parler delle, pour exorciser cet amour si violemment déçu quil écrivit ce quil considéra toute sa vie, comme son uvre principale, De lamour. Un art daimer qui est un traité des passions. Il y dépeint toutes les nuances de la jalousie, cent ans avant Marcel Proust, lamour en voie de cristallisation. Il y fait lautopsie de son cur. Métilde devient lhéroïne Léonore. Cette Léonore, se plaint Stendhal, dune plume amère : appelle manque de délicatesse impardonnable, doser écrire des lettres, où vous parlez damour, à une femme que vous adorez et qui, en vous regardant tendrement, vous jure quelle ne vous aimera jamais. On entend la voix dun amoureux blessé et non celle du jouisseur cynique, que beaucoup de contemporains ont seulement vu, dans Henri Beyle. Épris de sincérité absolue, il cachait soigneusement sous un masque, les plaies à vif de sa passion non partagée. Madame de Chasteller, dans son roman Lucien Leuwen est aussi un vivant portrait de Mathilde Viscontini.
La police autrichienne le surveille. Soupçonné de carbonarisme, Stendhal doit quitter lItalie, le lieu privilégié de la chasse au bonheur. Le bonheur, selon lui, est le propre du Sud, parfaite antithèse du Nord. Nous sommes en juin 1821. Il quitte Milan, la fleur de sa vie, comme il dit joliment, pratiquement pour toujours.
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