Stendhal

(1783-1842)

Un amoureux de l’Italie


Mathilde Demboski
C’est donc à Milan, le 4 mars 1818, qu’il fait une rencontre qui le marquera pour toujours. Il est présenté, ce jour-là, à Mathilde Demboski. Il note aussitôt : ”Je reçus un coup sensible dans le plus profond de mon cœur.” Née Viscontini, Mme Demboski est une milanaise de 28 ans qui vit séparée de son mari, ancien général napoléonien. C’est une femme de caractère, hautaine, portée à la tristesse. Elle deviendra pour lui l’inaccessible Métilde, comme il l’appelle, dont l’image hantera toute son œuvre romanesque. Il la décrit : “Elle avait de grands yeux mélancoliques et tendres ; le plus beau front et les plus beaux cheveux châtain foncé. On ne pouvait oublier cette tête sublime lorsqu’on l’avait vue une fois.“ Tout cela dit assez platement, comme vous pouvez l’entendre, avec force superlatifs impuissants à traduire l’impression éprouvée. “On ne peut noter, dit-il, la rêverie de l’amour.”

Il chérissait le visage de Métilde, sa ressemblance avec la Salomé du peintre Luini, tableau longtemps attribué à Léonard de Vinci. Ci-dessous la belle Salomé recevant la tête décapitée du prophète Jean-Baptiste. On ne peut s’empêcher d'évoquer à Mathilde de la Mole, la fantasque héroïne du “Rouge et le noir” baisant au front la tête guillotinée de son amant Julien Sorel, comme le raconte Stendhal à la fin de son roman. Ce visage troublant l’obsède. Il cristallise de nouveau et s’engage dans cette passion, tantôt muet, tantôt intarissable. Métilde semble effrayée de cette passion subite et prend vite ses distances. Alors elle devient la Dame inexorable qui contraint son chevalier à l’amour de loin et lui inflige des épreuves. Mais il aime souffrir !

Il sait bien que l’art et l’amour appartiennent aux âmes sensibles. Stendhal a toujours voulu croire que Métilde l’aimait mais il semblerait qu’elle n‘ait jamais répondu à sa passion. Trop de choses les éloignent. D’une part, c’est une femme séparée de son mari, soucieuse de sa réputation. C’est aussi une militante politique clandestine, dont Stendhal admire la force d’âme. Elle lutte aux côtés des Carbonari contre l’Autriche. D’autre part, Stendhal arrive, précédé d’une réputation de libertin et de cynique. Toujours masqué sous un pseudonyme. Métilde craint son zèle amoureux et ses indiscrétions. Bien qu’elle ait exigé des visites espacées, il se présente sans cesse à sa porte. Un jour, il imagine de la suivre incognito à Volterra, petite ville étrusque de Toscane où les fils de Métilde sont en pension. Il se déguise, enfin change d’habit et arbore des lunettes vertes du plus mauvais effet, sorte de signal lumineux qui attire l’attention. Il arrive à Volterra, se heurte à la Dame qui le reconnaît, horrifiée. Persuadée qu’il a voulu la compromettre, elle lui donne l’ordre de n’apparaître avant quinze jours. Il comprend que pour lui la partie est perdue et qu’il doit renoncer à cet amour dont il a comparé la naissance : “Au commencement d’une phrase musicale.” Il est congédié en quelque sorte, empêché de voir la Dame de ses pensées.

Salomé, de Luini au musée du Prado

En 1821, désespéré, il fait ses adieux : “à la petite tête la plus altière de Milan”. Cette année là cette femme de tête saura résister aux policiers qui traquent les “carbonari” ; ces mêmes policiers qui envoient au Spielberg le patriote Silvio Pellico, l’auteur de “Mes prisons”. Mme Demboski mourut quatre ans plus tard : “cette âme angélique cachée dans un si beau corps a quitté la vie en 1825.” soupire Stendhal. “Elle devint pour moi, comme un fantôme tendre profondément triste.

C’est pour parler d’elle, pour exorciser cet amour si violemment déçu qu’il écrivit ce qu’il considéra toute sa vie, comme son œuvre principale, “De l’amour“. Un art d’aimer qui est un traité des passions. Il y dépeint toutes les nuances de la jalousie, cent ans avant Marcel Proust, l’amour en voie de cristallisation. Il y fait l’autopsie de son cœur. Métilde devient l’héroïne Léonore. Cette Léonore, se plaint Stendhal, d’une plume amère : ”appelle manque de délicatesse impardonnable, d’oser écrire des lettres, où vous parlez d’amour, à une femme que vous adorez et qui, en vous regardant tendrement, vous jure qu’elle ne vous aimera jamais.” On entend la voix d‘un amoureux blessé et non celle du jouisseur cynique, que beaucoup de contemporains ont seulement vu, dans Henri Beyle. Épris de sincérité absolue, il cachait soigneusement sous un masque, les plaies à vif de sa passion non partagée. Madame de Chasteller, dans son roman “Lucien Leuwen” est aussi un vivant portrait de Mathilde Viscontini.

La police autrichienne le surveille. Soupçonné de carbonarisme, Stendhal doit quitter l’Italie, le lieu privilégié de la chasse au bonheur. Le bonheur, selon lui, est le propre du Sud, parfaite antithèse du Nord. Nous sommes en juin 1821. Il quitte Milan, “la fleur de sa vie”, comme il dit joliment, pratiquement pour toujours.

Retour à Milan (1814-1821) — 3