Stendhal

(1783-1842)

Un amoureux de l’Italie


Civita Vecchia

Qu’est-ce que Civita Vecchia ? Un port des États Pontificaux au nord de Rome, sur la mer Tyrrhénienne, une petite ville de 7000 habitants, vous l'avez sous les yeux ; ville puante, malpropre où l’on voit des centaines de forçats traînant leurs boulets dans les rues. “Ce trou est réellement plus laid que Saint Cloud, écrit Stendhal, mais papa s’est ruiné.” On reconnaît son langage lapidaire. Stendhal possède l’art de faire court dans cette époque d’écrivains romantiques où la prose lyrique coule comme un fleuve, portée par des hommes océans, tels Chateaubriand ou Victor Hugo. “Papa s’est ruiné” : comprenons que sans héritage, Stendhal doit accepter ce poste quoiqu’il lui en coûte. La méthode beyliste du bonheur qu’il s’est forgée, lui donne une sorte de courage joyeux : celui de se foutre carrément de tout, comme il l’écrit, formule qu’il abrège encore en S.F.C.D.T. ; se foutre d’un traitement consulaire diminué, des mouches du Pape accrochées à ses basques, de cette ville laide et triste.

Stendhal : Consul de France
Heureusement, on a toujours permis au consul de Civita Vecchia d’avoir un pied à terre à Rome. Heureusement, le comte de Saint Aulaire, ambassadeur de France nommé dans la Ville Éternelle, le reçoit aimablement et l’apprécie. Bientôt il est nommé officiellement consul de France, mais toujours suspect aux yeux du Vatican. Il n’a jamais caché son anticléricalisme, ce qui ne l’empêche, d’ailleurs pas, d’admirer sans réserve, la religion catholique qui produisit des chefs-d’œuvre tel Saint Pierre de Rome et sut inspirer les plus grands artistes. Il se plaît à mystifier les espions qui rôdent autour de lui. Il multiplie les pseudonymes (Champagne, Poverino, Cotonet, Piouf !) s’amuse à maquiller son écriture, utilise, dans sa Correspondance, une sorte de verlan avant la lettre. Guizot devint Zotgui, religion devient gionreli. Tout cela est assez puéril et transparent mais un beyliste doit savoir affronter gaiement toutes les situations. La vie n’est pas drôle à Civita Vecchia pour cet amoureux déçu de l’Italie. Il se plaint : “Je comptais pouvoir vivre de beau “pour tout potage”, cela m’est impossible. Faudra-t-il vivre et mourir ainsi sur ce rivage solitaire ? J’en ai peur.

Alors, souvent, il laisse Civita Vecchia pour s’évader à Rome qui reste pour lui un havre de civilité. Dans les salons qui le reçoivent, il peut faire briller son art de la conversation et séduire encore quelque beauté sensible à sa faconde. Il fréquente la Villa Medicis, les Princes Caetani, la Comtesse Cini, observe les mœurs romaines et s’amuse de : “la réunion de 40 femmes extrêmement décolletées et de 14 cardinaux, plus une nuée de prélats et d’abbés. La mine des abbés français est vraiment à mourir de rire… Ils ne savent quoi faire de leurs yeux, au milieu de tant de charme. Les abbés romains les regardent fixement avec une intrépidité tout à fait louable.

Et Giulia qu’en est-il de la jeune italienne qu’il a demandée en mariage ? Celle qui s’est jetée dans ses bras ? Elle lui écrit qu’elle ne l’épousera pas. Mais qu’elle aimerait le revoir chez elle, près de Sienne où elle est venue s’installer en 1833. Et il retrouve pour son bonheur sa tendre maîtresse, qui le reçoit dans sa belle villa de Vignano. Un jour, elle lui apprend qu’elle épouse son cousin. Stendhal n’en souffre pas, en apparence. Leurs relations non plus. “La véritable douceur est d’aimer” lui écrit Giulia pleine de sagesse.

Pendant des heures, dans sa retraite de Civita Vecchia, Stendhal écrit, écrit, … Son corps est lourd mais sa plume vole sur le papier. Il travaille et compose les douze premiers chapitres de ses “Souvenirs d’égotisme” (c’est-à-dire : l’art de la connaissance de soi). “L’animal nommé écrivain” tel un ver à soie tisse sa propre prison. Il ajoute : “pour qui a goûté de la profonde occupation d’écrire, lire n’est plus qu’un plaisir secondaire…”. Il écrit ce qui le brûle, ses souvenirs d’enfance, la vie de cet Henri Brulard, qui refuse, à jamais, de signer un ouvrage du nom de son père détesté, Monsieur Beyle. Il parle de lui, véritable égotiste qui dit “je”, qui dit “moi”, comme ce Chateaubriand qu’il déteste, mais il dit “je”, il dit “moi”, sans complaisance et sans enflure.

Il écrit, dit-il, “pour d’hypothétique lecteurs et jette des bouteilles à la mer.” Il commence un nouveau roman, “Une position sociale”, roman non achevé. Puis il travaille de “rage-pied” comme il l’écrit à son autre roman “Lucien Leuwen”, travail aussi inachevé. En 1832, il découvre à Rome de vieux manuscrits. Il va en tirer des nouvelles, connues plus tard sous le nom de “Chroniques italiennes”, (titre donné par son cousin et exécuteur testamentaire Romain Colomb). Dans sa correspondance du 11 novembre 1832 l’on trouve cette lettre adressée à M. Levavasseur, libraire à Paris : “j’ai acheté très cher ces vieux manuscrits à l’encre jaunie qui datent du XVIème et XVIIème siècle. Il contiennent en demi patois du temps, mais que j’entends fort bien, des historiettes tout à fait tragiques. L’amour y joue un grand rôle. Ce sont là les mœurs qui ont engendré les Raphaël et les Michel-Ange”. Ces manuscrits écrits en dialecte napolitain ou romain deviendront les nouvelles de “Vittoria Accoramboni, Beatrice Cenci, la duchesse de Palliano, …” Dans ces historiettes du passé, il retrouve les mœurs de la Renaissance italienne, ce mélange de cruauté et d’énergie dans la passion, où il reconnaît son propre goût pour l’amour fou : “la fleur délicieuse qu’il faut avoir le courage d’aller cueillir sur les bord d’un précipice affreux”.

Consul de France (1830-1842) — 2