Chateaubriand la rencontrée chez son ami Joubert. Pauline a son âge ; cest la fille du comte Montmorin, lun des derniers conseillers de louis XVI. Ses proches ont tous péri sur léchafaud. Elle ne dut son propre salut quà son extrême faiblesse physique ; car les envoyés révolutionnaires, chargés de la faire monter dans la même charrette que tous les siens, la crurent morte et labandonnèrent sur la route. Elle fut recueillie par des paysans et plus tard par Joubert, qui en devint très amoureux. Cest chez lui à Villeneuve sur Yonne que Chateaubriand voit Pauline pour la première fois.
Ils ont tous les deux 32 ans. Elle sest séparée de son mari, le comte de Beaumont et mène une existence fort libre, fiévreuse, pressée de jouir de la vie avant de mourir. Atteinte de tuberculose, elle se sait en sursis. Chateaubriand sera son dernier amour. Elle est entourée dun cercle damis rescapés de la Terreur. Tous vivent dans une sorte de fringale amoureuse après cette période dhorreur et de sang. Pauline aussi a lu Atala, elle aime déjà lécrivain, lhomme va bientôt la séduire. Lui est touché par sa grâce et laura de malheur qui se dégage de sa fragilité. Voici comment il nous la dépeint dans ses Mémoires doutre-tombe : Son visage était amaigri et pâle. Ses yeux coupés en amande auraient peut-être jeté trop déclat si une suavité extraordinaire neût éteint à demi ses regards en les faisant briller languissamment, comme un rayon de lumière sadoucit en traversant le cristal de leau. Son caractère avait une sorte de raideur et dimpatience qui tenait à la force de ses sentiments et au mal intérieur qui léprouvait. Quand Chateaubriand fait sa connaissance, elle est atteinte du mal qui lemportera quatre ans plus tard à Rome. Mais, pour le moment, elle veut vivre et sétourdir. Chateaubriand aime ses manières aristocratiques, son raffinement. Pauline, surnommée lHirondelle, saura captiver cet esprit rebelle du moins pendant quelque temps.
Sa liaison avec lauteur naît dabord dune admiration littéraire. Elle écrit à son ami Joubert ; Le style de Chateaubriand me fait éprouver une espèce de frémissement damour ; il joue du clavecin sur toutes mes fibres. Quant à Chateaubriand grisé par ces louanges, par tous les parfums de la gloire, il sécrie : je devins à la mode, la tête me tourna ; jen fus enivré. Jai aimé la gloire comme une femme, comme un premier amour. Pour le moment, lhirondelle subjuguée se consacre au culte du grand homme quon appelle, dans le petit cercle des intimes, le Chat, et sintéresse au livre quil écrit : Le Génie du Christianisme ou les beautés de la religion chrétienne. Avec Pauline, il se retire à la campagne à Savigny sur Orge, sous le prétexte officiel de travailler à son ouvrage en cours. À lépoque, pour Pauline, cest montrer un certain courage : afficher une liaison avec un poète catholique et marié constituait un défi mais les murs étaient libres comme aujourdhui. Pauline veut être heureuse, seule avec lEnchanteur.
Pauline soccupe de recopier la documentation nécessaire à lauteur. René lui lit des passages du Génie du Christianisme ; elle loue son talent : Il y a là, une sorte de miracle ; le secret de lenchanteur est de senchanter lui-même ; il vous fait fondre en larmes et pleure lui-même. Bref, cest une effusion de sentiments entre les amants enchantés. Pauline chavire damour pour le poète des Temps nouveaux. Cette union se resserre du fait de lamitié qui se noue entre Pauline et Lucile, la soeur préférée de Chateaubriand. Celle-ci les rejoint à Savigny sur Orge. Sa sensibilité maladive, son exaltation plaisent à Pauline. Lucile ressent pour elle un attrait passionné. Elle aime son frère à travers la femme quil aime. Elle sest détachée de Céleste, son amie de jeunesse, après lavoir choisie, puis imposée à son frère qui sest laissé marier pour avoir la paix. Aujourdhui, elle idolâtre Pauline et déjà se manifestent chez elle, des troubles du comportement qui conduiront à la folie, la pauvre Sylphide. Pour les amants, les jours passent délicieux et rapides. Mais bientôt, Chateaubriand sennuie ; il se lasse vite. Au cours de lannée 1802, il vient de plus en plus souvent à Paris : cest quune autre femme lattire. Elle sappelle Delphine de Custine. Il est ensorcelé, le charme de Pauline nopère plus. Bien quil lui cache soigneusement lexistence de sa nouvelle conquête, Pauline le sent, elle est sans illusion sur lenchanteur mais elle laime et ne vit que pour lui.

Chateaubriand ayant obtenu son ambassade à Rome, quitte Paris, y laissant Pauline navrée. Nous sommes en 1803. Pauline reçoit des lettres de René et sinquiète des commissions quil lui confie pour arranger en haut lieu, sa visite fort mal vue au roi de Sardaigne. Elle écrit à Fontanes : les nouvelles de Rome sont très tristes, très ennuyées, très mécontentes ; monsieur de Chateaubriand me charge de vous parler dune sottise quil a faite puis elle ajoute, après avoir conté lincident : Je suis tellement exténuée de fatigue que je ne puis relire ce griffonnage. La tendresse pathétique, que témoigne cette femme mourante pour celui qui la abandonnée, a quelque chose de bouleversant. Malade, elle quitte Paris pour faire une cure au Mont-Dore. Se sachant condamnée, elle se laisse persuader que le climat romain lui fera du bien. Elle sait Chateaubriand infidèle, mais elle veut mourir près de lui. René alerté, par ses amis Fontanes et Joubert du triste état de Pauline lui propose de le rejoindre à Rome. Pourtant il sait que larrivée de Pauline peut nuire à sa position déjà délicate. Le Génie du Christianisme a mis Chateaubriand en vogue, il est lauteur de pages ardentes en faveur de la sainteté du mariage. Recevoir sa maîtresse à Rome alors quil est mal en cour auprès du cardinal Fesch, est risqué mais, il ne se soustrait pas à ce devoir. Et comme il aime à sculpter sa statue pour léternité, il prétend, dans les Mémoire dOutre Tombe, avoir accepté ce poste subalterne pour Mme de Beaumont, il écrit : La fille de monsieur de Montmorin se mourait. Le climat de lItalie lui serait favorable. Moi, allant à Rome, elle se résoudrait à passer les Alpes. Et il ajoute, avec superbe : Je me sacrifiais à lespoir de la sauver. On ne saurait mieux se donner le beau rôle.
Pauline se rend à Milan où elle rencontre Bertin, un ami de Chateaubriand. Louis Bertin (1) dont on peut voir le portrait peint par Ingres, au Louvre est le propriétaire et le fondateur du Journal des Débats. Chateaubriand la dépêché à sa rencontre. François-René les retrouve à Florence. Très ému de la faiblesse physique de la malade, il sera pour elle, plein de délicatesse. Quant à Pauline, elle ressuscite en voyant lenchanteur. Ils reviennent à Rome, par petites étapes ; les soubresauts de la route, dans la voiture cahotante font souffrir Pauline, mais elle est dans les bras de René. Ils entrent dans Rome par la Via Appia. Chateaubriand a loué pour elle une petite maison au pied de La Trinité des Monts avec un jardin planté dorangers. Elle sy installe le 15 octobre et nen sortira plus que pour de brèves promenades en voiture. Dans les Mémoires dOutre-Tombe, il raconte ses derniers jours dune façon poignante : Un jour, je la menais au Colisée ; cétait un de ces jours doctobre, tels quon nen voit quà Rome. Elle parvint à descendre, et alla sasseoir sur une pierre, en face dun des autels placés au pourtour de lédifice. Elle leva les yeux ; elle les promena lentement sur ces portiques morts eux-mêmes depuis tant dannées et qui avaient vu tant mourir ; les ruines étaient décorées de ronces et dancolies safranées par lautomne et noyées dans la lumière. La femme expirante abaissa ensuite, de gradins en gradins, ses regards qui quittaient le soleil ; elle les arrêta sur la croix de lautel, et me dit : Allons ; jai froid. Je la reconduisis chez elle ; elle se coucha et ne se releva plus.
Colisée
Chateaubriand ne la quitte plus. Il lui reste à peine trois semaines à vivre. Les médecins ne laissent aucun espoir. René est atterré, ce qui touche Pauline convaincue quil avait cessé de laimer. Il pleure : Vous êtes un enfant, lui dit-elle, est-ce que vous ne vous y attendiez pas ? Le quatre novembre, elle demande son chapelain, labbé de Bonnevie. Il arrive, suivi des badauds qui envahissent la chambre selon la coutume romaine puis elle reste seule avec Chateaubriand : elle lui parle de son avenir, elle le presse, le prie de vivre désormais avec sa femme. Elle expire à 3 heures, lhomme quelle aime à ses côtés, comme elle lavait voulu. Chateaubriand évoque ses derniers instants. Nous la soutenions dans nos bras, moi, le médecin et la garde ; une de mes mains se trouvait appuyée sur son coeur qui touchait à ses légers ossements ; il palpitait avec rapidité comme une montre qui dévide sa chaîne brisée ; nous inclinâmes sur son oreiller la femme arrivée au repos ; elle pencha la tête, quelques boucles de ses cheveux déroulés tombaient sur son front ses yeux étaient fermés, la nuit éternelle était descendue. (...). Tout était fini.
À Rome, au lieu de scandaliser lopinion, larrivée de Mme de Beaumont, quasi mourante, avait excité la pitié générale et valu plus de sympathies à son amant que sa fonction de diplomate. Napoléon avait recommandé quelle fût traitée avec égards. Le pape fit prendre de ses nouvelles. La princesse Borghese, la sur de Napoléon, Pauline Bonaparte, envoya sa voiture et ses gens pour le cortège. Tous les Français de marque, les cardinaux assistent à la cérémonie funèbre qui a lieu à Saint Louis des Français où le corps est déposé en attendant le monument que Chateaubriand commande au sculpteur Marin. On trouve, aujourdhui, ce tombeau de marbre blanc, à St Louis des Français. La jeune morte y est représentée couchée sur son lit. On lit lépitaphe suivante : Après avoir vu périr toute sa famille, son père, sa mère, ses deux frères et sa soeur, Pauline de Montmorin consumée dune maladie de langueur, était venue mourir sur cette terre étrangère. François Auguste de Chateaubriand a élevé ce monument à sa mémoire.
Lucile et Pauline
Lucile écrivait à Pauline, le 30 juillet 1803 : Vous partez donc Madame ? (...) mon frère ma mandé quil espérait vous voir en Italie. Au moins je ne céderai pas à mon frère le bonheur de vous aimer : je le partagerai avec lui toute la vie. (le 2 septembre) Jhabite maintenant Rennes. Je change, souvent de demeure ; jai bien la mine dêtre déplacée sur terre : effectivement, ce nest pas daujourdhui que je me regarde comme une de ses productions superflues. Je me suis demandé quavait donc ce monde de si formidable et où résidait sa valeur, lui qui ne peut jamais être, dans le mal comme dans le bien, quobjet de pitié ? Croyez, aussi madame, que je ne suis point trop à plaindre, puisque mon frère, la meilleure partie de moi-même, est dans une situation agréable, avec vous... Lucile écrivait à son frère, le 4 octobre : Chaque jour ajoute au chagrin que je ressens de ton absence, et serais-tu cent ans à Rome que tu ne viendrais pas à bout de ce chagrin. Lamitié que jai pour toi est bien naturelle : dès notre enfance, tu as été mon défenseur et mon ami ; tu nas, toute ta vie cherché quà répandre du charme sur la mienne... Mon aimable frère, le ciel (...) veut que je trouve mon bonheur tout en toi, que je me confie à ton cur. Donne-moi vite des nouvelles de Mme de Beaumont.
Et Chateaubriand, dajouter : Ma soeur aimait mon amie avec toute la passion du tombeau, car elle sentait quelle allait mourir. Il aurait pu dire aussi, que Lucile portait en elle cet amour pour son frère qui lempêchait peut-être de répondre à dautres amours. La santé mentale de Lucile, alias Mme de Caud, se délabrait ; la mort de Pauline ne fit que laggraver. Chateaubriand ne précise pas les circonstances de la mort de sa soeur mais tout laisse à penser quelle sest suicidée. François-René veille à défendre sa mémoire et nen parle pas.
La campagne romaine : Nicolas Poussin et Claude Le Lorrain
Joubert, lamoureux malheureux de Pauline, écrit à un ami : Chateaubriand la regrette sûrement autant que moi mais elle lui manquera moins longtemps. Il a raison puisque René rêve à Delphine de Custine, bien vivante elle, à qui il écrit des lettres enflammées. Mais on le voit drapé dans sa douleur. Il sapprête à quitter Rome, navré : il a perdu une amie dexception. Rome, dont il rêvait lui est apparue peu hospitalière, insupportables les humiliations subies par le Cardinal Fesch. Il fait une excursion à Naples et revenu à Rome, linspiration lui vient. Il écrit à son ami Fontanes, en janvier 1804, deux mois après la mort de Pauline, une Lettre sur la campagne romaine qui fut aussitôt publiée et figura plus tard dans le Voyage en Italie (1826). Sa prose superbe sait rendre la pureté lumineuse du paysage italien et son art nous paraît évocateur des paysagistes du XVIIe siècle : Nicolas Poussin et aussi Claude Le Lorrain. Jen extrais la partie centrale qui nous peint les beautés de Rome : Rien nest comparable pour la beauté aux lignes de lhorizon romain, à la douce inclinaison des plans, aux contours suaves et fuyants des montagnes qui le terminent. Souvent les vallées dans la campagne prennent la forme dune arène, dun cirque, dun hippodrome ; les coteaux sont taillés en terrasse, comme si la main puissante des Romains avait remué toute cette terre. Une vapeur particulière répandue dans les lointains, arrondit les objets et dissimule ce quils pourraient avoir de dur dans leurs formes. Les ombres ne sont jamais lourdes et noires. (...) Un tente singulièrement harmonieuse marie la terre le ciel et les eaux. (...) Vous avez sans doute admiré dans les paysages de Claude Lorrain cette lumière qui semble idéale et plus belle que nature ? Eh bien, cest la lumière de Rome ! Je ne me lassais point de voir à la Villa Borghese le soleil se coucher sur les cyprès du Mont Marius et sur les pins de la Villa Pamphili, plantés par Lenôtre. Jai souvent aussi remonté la Tibre à Ponte-Mole, pour jouir de cette grande scène de la fin du jour. Les sommets des montagnes de la Sabine apparaissent alors de lapis-lazuli et dopale, tandis que leurs bases et leurs flancs sont noyés dans une vapeur dune teinte violette et purpurine. Et la description se poursuit avec le même bonheur dexpression.
Chateaubriand rentre à Paris, décidé à respecter le voeu fait à Pauline, sur son lit de mort : entamer une vie commune avec son épouse Céleste, ce quil fait avec réticence ; décidé aussi à poursuivre sa liaison avec lensorcelante Delphine, ce quil fait avec volupté. Il accepte un poste dans la république du Valais, poste plus que modeste, mais il faut bien vivre. Sa femme est ruinée. Chateaubriand na jamais su compter, toujours à court dargent même quand il en a beaucoup, de par ses fonctions ou grâce à ses belles amies fortunées trop heureuses daider le génie en détresse ; comme la Duchesse de Duras, quil appelle ma sur confinée au rôle de confidente, quand elle voudrait être son égérie. Ce titre est réservé à Juliette Récamier dont je reparlerai. Au moment de quitter Paris, un coup de tonnerre vient ébranler sa position au service de Napoléon : lexécution du duc dEnghien. Chateaubriand donne immédiatement sa démission, quitte à perdre beaucoup dargent quil méprise naturellement en gentilhomme au dessus des contingences matérielles. Son honneur est en jeu. Il ne pardonnera jamais à Napoléon cet assassinat. Désormais il entre dans lopposition.
(1) accès au Portrait de Louis-François Bertin, sur le site du Louvre.
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