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Milan, Corsia dei Servi,
1836, par Canella
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À Milan, lattend la Scala, la divine musique et lamour pour une belle italienne. Tout lui plaît dans la ville : la cathédrale, bien sûr, la vue depuis la coupole du Duomo. Il admire larchitecture pleine de grâce des maisons particulières et par dessus tout le temple de lopéra italien qui fera sa joie et soignera ses peines de cur. Au fil de son Journal, de sa correspondance, de son autobiographie qui sachève, malheureusement, en 1800, avec son entrée dans Milan il multiplie les notes enthousiastes sur la vie milanaise, son théâtre lyrique, les murs aimables des habitants, la cuisine italienne, la beauté des femmes qui létourdit.
Quelques années auparavant, dans la ville de Grenoble, il avait pris des leçons de musique vocale, à linsu de son père (il était né, disait-il, dans une famille essentiellement inharmonique), après avoir entendu chanter Mademoiselle Kubly. Jachetais des airs italiens, un entre autres où je lisais amore ou je ne sais quoi, nel cimento ; je comprenais : dans le ciment, dans le mortier (lamour dans lépreuve). jadorais ces airs italiens auxquels je ne comprenais rien
Là commença mon amour pour la musique qui a peut-être été ma passion la plus forte et la plus coûteuse, elle dure encore à 52 ans et plus vive que jamais. (
) La musique seule vit en Italie et il ne faut faire, en ce beau pays, que lamour. Cest ce quil veut et recherche avant tout.
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Angela Pietragrua
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Nouveau coupe de foudre : cette fois, il rencontre lamour en la personne dAngela Pietragrua. Le voilà transi, tétanisé, rendu muet devant la femme somptueuse et terrible qui ne le voit même pas. Il écrit dans son Journal, onze ans après cet éblouissement : Jétais dévoré de sensibilité, timide, fier et méconnu. (
) on me croyait le contraire de ce que je suis. À dix-huit ans, quand jadorais le plus madame la comtesse Simonetta (alias Angela) je manquais dargent et navais quun habit, quelquefois un peu décousu par-ci par-là. Nétant de rien à Milan, chez madame la comtesse, ayant déjà trop dorgueil pour faire des avances, je passais mes journées dans un attendrissement extrême et plein de mélancolie. Il adore Angela, pauvre ver amoureux dune étoile. Car il se sait laid comme son vilain père détesté, même si ses yeux noirs étincellent de passion. Le gros garçon pataud, que ses camarades de lÉcole centrale de Grenoble ont surnommé la tour ambulante, est comme paralysé devant Angela.
Plus tard, il brillera dans les salons, plein de verve et desprit, sa timidité envolée, sa laideur assumée. Pour linstant, devant Mme Pietragrua, il nest quun adolescent balourd et maladroit. Angela est la fille dun marchand de drap milanais, fournisseur de larmée française, et lépouse dun modeste employé des poids et mesures. La sublime Angela nest pas farouche. Habituée aux liaisons parallèles, fructueuses, elle fréquente les salons à la mode, entourée dune cour dofficiers français plus chanceux que le jeune Henri Beyle. Alors il ladore en silence, de loin, tout occupé de cet amour en voie de cristallisation autour de lobjet aimé, selon le procédé quil a lui-même décrit et immortalisé. Il vit sur un nuage. Chaque jour, il pare Angela dun nouvel attrait, sans que la déesse daigne même abaisser le regard sur son adorateur.
Plus tard encore, dans la dernière page de son autobiographie de jeunesse, le consul fatigué se souvient avec ironie ; Cet amour si céleste, si passionné quil mavait entièrement enlevé à la terre pour me transporter au pays des chimères, (
) cet amour narriva à ce quon appelle le bonheur quen septembre 1811. Comprenons, sous cet euphémisme, quil lui faudra attendre 11 ans, pour que la Milanaise, enfin conquise, ne devienne sa maîtresse. Nous en reparlerons en temps voulu.
Pendant lannée 1801, lamoureux dAngela se voit bombardé sous-lieutenant au 6ème dragon, Pierre Daru veille à son avancement. Ses héros Fabrice, Lucien, Octave deviendront des hussards. Au physique, lécrivain leur attribuera ce quil na pas :
beaucoup de grâce dans les traits, une taille svelte et surtout lair agile de la jeunesse. Au moral, ses héros auront tous ; (
) un esprit extrêmement vif, lil étincelant non pas du feu sombre des passions, mais du feu de la saillie
un fond de sensibilité. Ce quen revanche, il possède à foison et qui devient la marque de sa séduction. Pendant ce temps, il mène son service aux armées, avec trop de désinvolture ; de quoi irriter son cousin Pierre Daru qui ne se prive pas de le morigéner. Bientôt le nouvel officier sennuie. Amoureux dépité, dégoûté de la vie grossière de garnison, il demande un congé, lobtient, rentre à Grenoble et donne sa démission.
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